7 juin 2011
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Au commencement était le rêve...
Dans les croyances chamaniques, certains rêves sont considérés comme des enseignements provenant directement du monde des esprits. Par leur intermédiaire, les chamanes ont accès à des informations vitales pour eux-mêmes et leur communauté Ces « grands rêves » sont au centre d’une pratique onirique très élaborée.
Je me plais à imaginer une tribu regroupée autour d’un feu ; la nuit est froide et cela fait plusieurs jours que les chasseurs n’ont pas ramené de gibier. Dans le regard des uns et des autres, on peut lire la faim et la peur. Au petit matin, une femme du groupe raconte que durant son sommeil, son âme a voyagé de l’autre côté de la montagne, et que là, elle a vu un troupeau de bisons. Elle les a vus paître et ruminer. Elle a senti leur odeur et leur force. Ne doutant pas une seconde de ce que cette femme a pu voir et ressentir, les chasseurs de la tribu s’en vont de l’autre côté de la montagne et reviennent le soir même avec assez de gibier pour tout le monde.
La femme qui a rêvé est bien évidemment remerciée : elle reçoit une patte de bison, comme cela se fait aujourd’hui encore dans certaines peuplades traditionnelles, et sa capacité à « voir » en rêvant est considérée comme une bénédiction pour la tribu. On lui demande alors d’affiner ses perceptions et de trouver un moyen d’accéder au monde des rêves sur demande, selon les requêtes, de jour comme de nuit.
C’est comme cela que j’imagine la naissance du chamanisme : grâce à un rêve.
Le voyage de l’âme
Pour comprendre la manière dont le rêve s’inscrit dans la pratique chamanique, il est nécessaire d’avoir à l’esprit que pour les chamanes, l’âme n’est pas une entité monolithique immuable. En effet, contrairement à la manière dont elle est décrite dans certaines cosmologies religieuses, l’âme chamanique change, elle évolue, elle vit une vie d’âme, parfois très aventureuse. Et surtout, elle voyage, parce qu’elle est indépendante du corps et qu’elle le quitte régulièrement, par exemple au moment du sommeil.
C’est autour du voyage de l’âme – ou voyage chamanique – que les chamanes ont construit leurs pratiques, leurs techniques et leurs cosmologies. En apprenant à provoquer ce voyage intentionnellement, ils sont parvenus à se frayer considèrent comme étant la réalité ultime sous-tendant la réalité visible dite « ordinaire ». Cette réalité ultime est parfois appelée l’ « autre monde », bien qu’elle soit en fait « le » monde qui forme la trame de toutes les réalités, y compris celle du rêve.
Au départ, il y a cependant une différence subtile entre le voyage chamanique proprement dit et le rêve : l’un est provoqué volontairement par l’intermédiaire de diverses méthodes, les plus répandues étant l’utilisation de rythmes et de chants, ou l’ingestion de plantes psychotropes, alors que l’autre a lieu spontanément durant le sommeil. Mais lorsque le voyage chamanique et le rêve coïncident, qu’ils fusionnent en un seul et même continuum onirique, les « grands rêves » font leur apparition.
Il y a plusieurs types de grands rêves : certains d’entre eux contiennent un enseignement spécifique, des informations vitales ou une rencontre avec un esprit allié (voir encadré), alors que d’autres avertissent le rêveur d’un danger à éviter ou d’une situation conflictuelle à résoudre. Dans tous les cas, les grands rêves sont généralement faciles à reconnaître, parce que leur contenu est exceptionnellement riche et profond. En plus de cela, ils génèrent des émotions très fortes et surtout, ils sont indélébiles. Des années après, leur présence est toujours palpable, comme s’il suffisait d’une étincelle pour les raviver. Leur degré de réalisme est tel qu’à long terme, il arrive qu’ils se confondent avec des souvenirs de la vie ordinaire. Dans les peuplades chamaniques traditionnelles, l’interprétation des grands rêves est au centre d’une véritable science onirique. Des grilles de lecture extrêmement complexes y ont été créées afin de fournir un cadre explicatif aux escapades nocturnes de l’âme. Les présages et les signes perçus dans le monde des rêves y sont considérés comme des informations à prendre très au sérieux.
Cela a parfois pour effet de rendre la vie diurne au moins aussi compliquée que la vie onirique, car à chaque grand rêve correspond une ou plusieurs actions à mener dans la réalité ordinaire, si bien qu’en plus des tâches de la vie courante, des tâches liées aux rêves doivent être entreprises quotidiennement. Leur nature dépend du type de grand rêve : dans le cas d’un rêve contenant un enseignement, il faudra le mettre en pratique dans la vie quotidienne, mais si le rêve annonce un danger ou un problème à résoudre, il s’agira, comme l’explique l’anthropologue Michel Perrin (1), « de le “faire passer” en modifiant ses projets et en accomplissant des actes rituels appropriés ».
Neutraliser un rêve
Lorsqu’un grand rêve contient des informations mettant en danger l’équilibre de la communauté – ou même parfois sa propre vie –, le chamane spécialisé dans le travail sur les rêves peut parvenir à le neutraliser en agissant directement à sa source dans l’autre monde. Cela permet de court-circuiter la nécessité d’entreprendre une action rituelle dans la réalité ordinaire. Cette neutralisation est généralement entreprise le matin au réveil ou, si le rêve a réveillé le chamane durant la nuit, directement dans l’état de semi-inconscience qui s’en suit. Le chamane fait alors un voyage chamanique dans le but de retourner dans son rêve et de le remodeler – ou de le « reprogrammer » – vers une issue positive.
S’il a par exemple rêvé qu’il est en conflit avec une personne de son entourage, il va retourner dans ce rêve et y résoudre ce conflit en discutant avec la personne concernée comme si elle était effectivement présente – et d’un point de vue chamanique, elle est effectivement présente, puisque son âme est présente. Il peut également dénouer les noeuds énergétiques qui génèrent leur différend. Le chamane revient ensuite de son voyage et attend que les résultats de son travail prennent forme dans la réalité ordinaire. L’efficacité de cette neutralisation s’explique par le fait que dans les cosmologies chamaniques, l’autre monde se situe en amont de la réalité ordinaire – il en est la source –, et toute action entreprise en lui a une répercussion sur le monde visible.
La neutralisation des rêves est une approche active orientée vers une résolution rapide et efficace des problèmes. Le monde des rêves y est perçu comme un lieu décisif où se joue le sort de l’individu et de sa communauté, et les chamanes y ont un rôle déterminant à jouer, parce qu’ils travaillent dans le but de modifier le cours des événements visibles et invisibles afin que l’équilibre entre les réalités soit maintenu.
(1) Citation tirée de : Perrin Michel, Les Praticiensdu rêve, un exemple de chamanisme, PUF, 1992,p. 66.
Dimanche 24 Avril 2011 / Par Laurent Huguelit sur http://www.inrees.com/